Ces institutions octogénaires symboles de domination du Nord

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Cette année 2024, cela fera 80 ans que les institutions dites de Bretton Woods sont mises en place. Les accords de Bretton Woods, signés en 1944 et ratifiés en 1945, établissent un nouveau système monétaire international, qui favoriserait la coopération interétatique et le commerce international. En effet, 10 ans après la crise économique, la dépression de 1929, l’on est tombé dans la seconde guerre mondiale, avec l’échec de la Société des Nations (SDN). Il fallait trouver une parade. Mais, laquelle ? Et en faveur de qui ? Voulait-on vraiment trouver un système de coopération internationale efficace sur une base d’égalité, ou voulait-on simplement trouver un moyen pour soumettre le reste de la planète sous une domination bien définie ?  

Après autant d’années, le constat objectif que l’on peut faire est que les pays du Sud sont des rescapés du système financier international. Il est plus qu’évident que ces institutions sont davantage au service des puissances victorieuses de la seconde guerre mondiale que du développement des pays en retard. Il suffit de se demander combien d’années il a fallu à ces puissances pour se relever de la seconde guerre mondiale, et être au niveau qu’on leur connait aujourd’hui, pour comprendre que ces prétendues aides sont de vrais cadeaux empoisonnés. Malheureusement, certains pays notamment d’Afrique, ne jurent que par les institutions de Bretton Woods au lieu de miser sur des solutions endogènes.

Les crises successives qui ont affecté les pays d’Asie du Sud, puis la Russie et les pays d’Amérique latine, ont contribué à une profonde remise en question des politiques menées par ces institutions, dont la légitimité s’en est trouvée très affaiblie. Heureusement pour la Russie et les pays d’Asie, ils ont très vite pris conscience de la nécessité de ne pas entièrement dépendre, et de façon addictive des institutions financières internationales.

Aujourd’hui, ces pays ont réussi une industrialisation spectaculaire, en renforçant la compétitivité de leurs propres économies, en misant davantage sur des financements internes, et en diversifiant les partenariats. Qui peut contester le fait que la Russie, la Chine, le Japon, la Corée du Sud, la Corée du Nord etc… sont devenus des concurrents sérieux des pays occidentaux qui contrôlent les institutions de Bretton Woods, menaçant même de les dépasser ?

En Amérique latine, l’on n’y est pas encore véritablement, mais c’est juste une question de temps ; puisque ces pays ont aussi compris la supercherie et sont en train de prendre leur responsabilité. Les pays du Sud global savent que s’ils ne se libèrent de la domination stérile des puissances occidentales dont les Etats-Unis, ils ne sortiront jamais du sous-développement. L’initiative des Brics de créer une banque du développement pourrait rééquilibrer le système financier international très défavorable aux plus faibles et vulnérables.

Les anciennes critiques sont toujours à l’ordre du jour et méritent d’être amplifiées

Parmi les critiques portées aux institutions de Bretton Woods, figure leur fonctionnement peu démocratique, notamment le système de vote fondé sur le poids économique de chacun des Etats membres. De nombreux observateurs mettent vivement en cause l’influence prépondérante des Etats-Unis et le faible poids des pays du Sud qui en découle. Bernard Cassen, président de l’association Attac, déplorait, à propos du FMI, que “le poids du Sud, pourtant le premier concerné, y est quasiment inexistant, en raison du verrouillage américain : chaque pays ne compte pas pour un, mais pour le nombre de dollars de ses quotes-parts” (2000).

Il ne faut pas perdre de vue que c’est avant tout le G7 qui joue un rôle prépondérant au sein des institutions financières internationales, comme l’a souligné Jean-Michel Séverino, ancien vice-président de la Banque mondiale pour l’Asie. Les dirigeants notamment d’Afrique sont donc souvent obligés d’accepter des conditions et des orientations qui n’arrangent pas leurs peuples au risque de ne pas disposer de financements pour leurs projets de développement. Voilà le visage hideux que présentent les relations internationales, une dictature à peine voilée.

Par ailleurs, la transparence fait défaut au sein des institutions de Bretton Woods. L’image d’institutions “discrètes, voire secrètes”, pour reprendre les termes utilisés par l’association Les Amis de la Terre à propos du FMI, persiste. Le manque de transparence de la comptabilité du FMI ne permet pas aux Etats membres de disposer d’une vision claire de la situation financière de l’institution. Ce Fonds est la seule organisation au monde dont les écritures comptables ne contiennent aucune information sur l’ampleur de ses actifs et de ses passifs.

Les institutions de Breton Woods poussent les pays du Sud dans le gouffre

En écho à la critique de la place abusive occupée par les Etats-Unis au sein des institutions de Bretton Woods, la remise en cause de la vision monolithique qu’elles véhiculent sur les voies du développement est vivement dénoncée. Cette critique porte d’abord sur les Programmes d’ajustement structurel (PAS) qui ont longtemps privilégié les privatisations, l’ouverture des marchés, le rétablissement à tout prix des grands équilibres macroéconomiques, etc.

De nombreuses organisations non gouvernementales considèrent que ces mesures ne se sont pas traduites par un réel développement économique, mais par une privation des ressources naturelles et une décomposition des structures étatiques, à l’origine d’une déstructuration des échanges internes. Dans les années 70, les Pays en développement (PED) s’endettent de plus en plus car les conditions d’emprunt leur sont apparemment favorables.

La Banque mondiale, les banques privées et les gouvernements des pays les plus industrialisés les y encouragent. À partir de fin 1979, la hausse des taux d’intérêts, imposée par le trésor des États-Unis dans le cadre du virage néolibéral, et la chute du cours des matières premières vont changer radicalement la donne. Les flux s’inversent alors et, durant les années 80, les créanciers font de juteux profits sur la dette.

Depuis la crise financière en Asie du Sud-Est et en Corée en 1997, les transferts nets sur la dette en faveur des créanciers (y compris la Banque mondiale) s’accroissent de manière importante, tandis que dans le même temps, la dette continue sa course folle vers des sommets jamais atteints auparavant.

Dès 1960, la Banque mondiale identifie le danger d’éclatement d’une crise de la dette sous la forme d’une incapacité des principaux pays endettés à soutenir les remboursements croissants. Les signaux d’alerte se multiplient au cours des années 60 jusqu’au choc pétrolier de 1973. Tant les dirigeants de la Banque mondiale que les banquiers privés, la Commission Pearson, la Cour des comptes des États-Unis (le General accounting office – GAO -) publient des rapports qui mettent l’accent sur les risques de crise.

À partir de l’augmentation du prix du pétrole en 1973 et du recyclage massif des pétrodollars par les grandes banques privées des pays industrialisés, le ton change radicalement. La Banque mondiale ne parle plus de crise. Pourtant le rythme de l’endettement s’emballe. La Banque mondiale entre en concurrence avec les banques privées pour octroyer un maximum de prêts le plus vite possible.

Jusqu’à l’éclatement de la crise en 1982, la Banque mondiale tient un double langage ; l’un destiné au public et aux pays endettés dit qu’il n’y a pas de quoi s’inquiéter outre mesure et que si des problèmes surgissent, ils seront de courte durée. C’est le discours tenu dans les documents publics officiels. Le deuxième discours est tenu à huis clos lors des discussions internes.

Dans un mémorandum interne, on peut lire que si les banques perçoivent que les risques augmentent, elles réduiront les prêts et « nous pourrions voir une grande quantité de pays se retrouver dans des situations extrêmement difficiles » (29 octobre 1979). C’est ainsi que l’on a précipité l’avènement de la crise. Il ne faudrait pas oublier la mauvaise gouvernance qui était en cours dans plusieurs pays, notamment en Afrique.

Et lorsque les pays se sont retrouvés surendettés avec des projets non viables (les éléphants blancs) ou inexistants, l’on n’a pas trouvé mieux que les PAS pour davantage appauvrir les populations. Selon la logique néolibérale incarnée par les institutions financières internationales, l’Etat doit cesser de procéder à des politiques et dépenses sociales pour s’effacer au profit du secteur privé considéré comme plus efficace.

Il doit se limiter à la répression (police, justice) et à la défense. Les entreprises publiques des pays africains sont dès lors vendues à prix bradés, afin de dégager au plus vite des liquidités destinées au remboursement de la dette. La privatisation des entreprises publiques qui fournissaient les services de base (eau, assainissement, télécommunications, électricité, éducation, soins de santé) a pour conséquence directe : la raréfaction de ces services, l’augmentation de leurs tarifs et, une forte diminution de leur accessibilité pour les personnes pauvres et habitant en zones rurales qui sont en majorité des femmes.

Pour compenser la distribution publique des services de base, de nombreuses femmes et filles sont contraintes d’augmenter leur travail invisible et non rémunéré. C’est désormais elles et non l’État qui assureront officieusement ces services pour le reste de la communauté.

La dette suivie par les ajustements structurels n’est pas neutre du point de vue du genre

Contrairement au message véhiculé par l’orthodoxie néolibérale, force est de constater que la dette et les mesures macroéconomiques qui lui sont associées ne sont absolument pas neutres du point de vue du genre. Bien au contraire, la dette constitue un obstacle colossal à l’égalité entre les hommes et les femmes à l’échelle mondiale. Les PAS, imposés par la Banque mondiale et le FMI aux pays endettés du Sud pour assurer le remboursement de leur dette externe, non seulement approfondissent la pauvreté des femmes mais en plus, ils durcissent et aggravent les inégalités entre les sexes.

Les PAS, rebaptisés « Cadres stratégiques de lutte contre la pauvreté » (CSLP) dans les années 90, enrayent tout processus émancipatoire des femmes. En outre, la dette et les politiques qu’elle impose renforcent le patriarcat, système millénaire d’oppression et de domination des femmes, qui instaure une division sexuelle du travail attribuant aux hommes le secteur « productif » (production de biens et de services ayant une valeur marchande et dès lors, sources de revenus) et assignant les femmes au secteur dit « reproductif ».

Ce qui les confine à un rôle d’éducatrices et de productrices de capital humain. Elles se voient ainsi chargées d’assurer la reproduction sociale des sociétés humaines. On comprend mieux désormais pourquoi tout véritable processus émancipatoire des femmes implique de lutter contre la dette, composante essentielle du néolibéralisme, qui de concert avec le patriarcat asservit les femmes où qu’elles vivent sur cette planète et les empêche de jouir de leurs droits les plus fondamentaux.

La situation des femmes du Sud a continué à se détériorer sous l’effet de la dérèglementation du marché du travail, ce qui a renforcé leur exploitation.
Cela s’est traduit par l’homogénéisation du travail informel, précaire, flexible et dévalorisé et par le nivellement par le bas des salaires comme des droits du travail. En 2009, 71% des femmes d’Afrique noire qui ont une activité rémunérée avaient des emplois précaires contre pas moins de 8 travailleuses sur 10 en Asie du Sud.

L’augmentation des cultures de rente, d’exportation, exigée par les PAS nécessite plus de main d’œuvre pour les cultiver et plus d’espace pour la production. Les femmes ont dû, en plus de leur travail sur les cultures vivrières et dans le domaine « reproductif », travailler dans les champs de leurs maris, ce qui s’accompagna d’une augmentation de leur charge de travail. Progressivement, les cultures d’exportations remplacèrent les cultures vivrières qui durent se retirer sur des terrains marginaux. Les femmes se virent contraintes de cultiver des terres plus éloignées et moins fertiles. Leur production en fut pénalisée.

Cette diminution de la production vivrière combinée à la baisse du pouvoir d’achat des femmes menace la sécurité alimentaire des agricultrices et de leur famille et augmente la malnutrition, surtout des enfants et plus particulièrement des filles. Des études ont démontrés que l’état nutritionnel des femmes et des enfants est moins bon chez les producteurs de cultures de rente surtout lorsqu’ils plantent du tabac, du café et du coton.

75% des travaux agricoles en Afrique sont accomplis par les femmes tandis qu’elles produisent 70% de la nourriture. Mais pour des raisons juridiques, elles ne peuvent ni acheter la terre, ni la vendre ni en hériter. Aux hommes la terre, aux femmes le travail. Les institutions financières renforcent les discriminations sur l’accès au crédit. L’on accorde aux femmes moins de 1/10ème des crédits alloués aux petits paysans sur le continent africain.

Cet accès très limité au crédit, aux moyens de production et à la terre constitue une entrave supplémentaire à la production agricole et textile des femmes. Par ailleurs, grâce à la libéralisation des marchés, les productions étrangères, généralement subventionnées provenant souvent du secteur de l’agro-alimentaire ou de l’industrie légère, purent désormais arriver sans entrave sur les marchés locaux africains et se vendre à un prix bien moindre que ceux pratiqués localement.

Les femmes de ces pays, souvent cantonnées dans des petites unités de production informelle, ne surent résister à la concurrence de plus en plus grande de ces produits importés. Petit à petit, activités et postes de travail pour les femmes disparurent. Ainsi, la libéralisation du commerce mondial est bien plus synonyme de disparition de revenus pour les femmes du Sud et de destruction de l’économie locale que de croissance économique tel que le laissaient croire les beaux discours des institutions financières internationales. L’essayiste Bertrand de Jouvenel observe : « De même que le mécanisme politique des Nations unies s’est révélé entièrement inadéquat à la véritable situation d’après-guerre, de même le mécanisme économique mis sur pied à Bretton Woods ».

Edem Yaovi Dadzie

Sociologue, Journaliste, administrateur du site d’information https://lepapyrus.tg/ ,  le média du panafricanisme

Bibliographie

Tavernier, Yves. « Critiquer les institutions financières internationales », L’Économie politique, vol. no 10, no. 2, 2001, pp. 18-43.

Série : 1944-2024, 80 ans d’intervention de la Banque mondiale et du FMI, ça suffit ! Autour de la fondation des institutions de Bretton Woods, par Eric Toussaint, Comité pour l’abolition des dettes illégitimes (CADTM)

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